Les touches noires et blanches cédaient sous ses doigts souples et gracieux. Il jouait pour lui seul, car personne ne l'écoutait, il ne jouait pas bien, pas mal, juste pour le plaisir, déformant les morceaux à son gré. Il aimait cet instrument noir d'ébène dans ce salon pâle, il aimait s'asseoir sur le tabouret, attendre les doigts au dessus du clavier, respectueusement. Puis les laisser glisser sur les touches, légers.
Oui, il aimait cet instrument, jamais plus grand amour n'avait existé, il l'aimait comme l'ombre du jour admire l'ombre de la nuit, comme le soleil aime être caché. C'était comme un ami dans cette maison sans âme, il avait l'impression de tout découvrir en tapant une note.
Instrument magique, gracieux amis des soirs sans lune, pour rien au monde il ne lui aurait fait de mal, et pourtant, il n'y avait plus de bois depuis longtemps dans la maison. Les autres avaient dit: "Brûle le, nous avons froid!". Mais il n'avait rien écouté, ils les avaient brûlés eux pendant leur sommeil. Ca sentait la viande, ça faisait souffrir le ventre, mais ça réchauffait le corps, comme une bonne bouteille de vodka.
Il regardait amoureusement l'instrument massif, seul ami dont la voix raisonnait au milieu des missiles qui bombardaient la ville. Il aurait du descendre à la cave, mais on n'y voyait rien, et il ne pouvait pas descendre tout seul sa muse et son héro, son ami dans les ténèbres du monde moderne, son piano.
Il sourit amoureusement à l'objet qui obéissait sans mot. Pauvre jeune-homme trop rêveur amoureux d'un instrument, il jouait des études, faisait des arpèges, des games, il aimait cette liberté des doigts, il était au paradis, ou presque.
Il caressa la partition d'un air amoureux, lui aussi un jour il composerait.